Ni vendue, ni à vendre !

Je vous ai déjà raconté comment le hasard m’avait conduite ICI, dans la Matrice. A mots plus ou moins couverts, vous aviez compris que, si le déménagement se déroula sans encombre, l’installation sociale ne fut pas aussi … aisée. Loin s’en faut ! Combien de saluts dans le vide, de têtes détournées, de regards hostiles avant qu’enfin notre (car, par chance, nous étions deux pour faire front) notre « Bonjour ! » sympathique et sincère soit enfin gratifié d’un « Bonjour » neutre, mais un « Bonjour » quand même. C’est très compliqué moralement de s’installer dans une commune où un faisceau d’indices concourt à vous faire comprendre que vous n’êtes pas les bienvenus.

« Pour Darwin, la nouveauté essentielle dont l’émergence (il y a longtemps) dans le monde non humain a permis l’évolution très progressive de nos ancêtres vers ce que nous appelons l’humanité, n’est pas l’intelligence abstraite, ni la technique dont nous sommes habituellement si fiers, mais l’existence d’une forme d’intelligence émotionnelle, sociale, la capacité d’attention à l’Autre, de ressentir et de partager les intentions et les émotions de l’Autre ». Dans ce court extrait de l’émission Sur les Epaules de Darwin du samedi 28 novembre 2016, Monsieur Jean-Claude Ameisen fait référence à la part jouée par l’empathie dans le développement physique, physiologique de l’Humanité.

 

J’aime pas les gens, mais j’ai une grande foi en l’Humanité.

J’aime pas les gens qui n’ont foi en rien. Il n’est pas question de religion, mais de certitudes : tout évolué que nous prétendons être, il ne faut pas oublier que nous ne sommes rien sans ce qui nous entoure, même si j’ai chiant à tondre, pénible à tailler, ou que c’est plus pratique avec du bitume, nous ne sommes rien sans ce qui nous entoure. Et pour l’Humanité, c'est pareil. L’empathie c’est chiant, on n’a pas toujours envie de tendre la main, surtout quand les doigts sont crochus, comme dans le pays de Caux. Mais c’est quand les gens tendent la main et qu’ils la saisissent qu’ils deviennent humain. Bien sûr que ça ne sert à rien de savoir comment vivent les tribus de Mongolie, ni que des enfants meurent à Alep, mais en le comprenant, on peut frapper nos choix au coin du bon sens.

 

En m’installant dans la Matrice il y a une douzaine d'années,  je me suis dit que c’était Ici, plus qu’Ailleurs, qu’il fallait poser mes valises de partage, de liens sociaux, d’ouverture à l’Autre, d’empathie ; comme un défi au repli et au rejet de l’Autre. Années après années, à mesure que tombait les paroles d’exclusion, des rumeurs et des ragots (Ici, on peut même vous faire mourir trois jours avant que la médecine ne constate votre décès), je me confortais dans l’idée qu’il fallait ouvrir Ici un lieu où l’intelligence émotionnelle, sociale et la capacité d’attention à l’Autre feraient un pendant au fronton « Liberté – Egalité – Fraternité ».

 

Si j’ai une compétence, c’est celle de pouvoir dire et assumer tout haut, très (trop parfois) haut, ce que nombreuses et nombreux pensent, mais n’oseraient pas défendre. Attitude risquée, surexposée, mais c’est ce que je sais faire.

 

J’ai dessiné les contours de ce lieu, comme un espace où « Penser » ne serait pas dégradant, où exprimer une pensée et la partager avec l’Autre serait moteur ; un lieu où décider, choisir, se ferait collectivement, mieux encore, collégialement ; un lieu où les charges financières seraient réduites à leur plus simple expression pour pouvoir se soustraire des contingences matérielles et des modèles économiques à la mode dont on palpe (ou plutôt, ils palpent) chaque jour les méfaits.

Le problème c’est qu’on en revient toujours à Nimby, vous voyez ? Non ? Nimby, Not In My Back-Yard en cauchois ; "pas dans mon jardin" comme on dit che vou. Les belles idées qui mobilisent les gens, c'est à télé, une à deux fois par an. Participer à un nouveau modèle, accepter de ne pas toujours le comprendre, mais si laisser guider, demande "aux gens" une grande part d'humanité.  

Naïvement, j’avais, et j’ai encore, la conviction qu’il est possible, qu’il est même grand temps, de développer de tels lieux de partage détachés des modèles économiques classiques. De nombreuses expériences sont montrées chaque jour. Jamais les reportages ne racontent le moment où le projet a été compris dans son altruisme le plus simple : pas pour ce qu’il rapporte, mais simplement pour ce qu’il apporte. Tout se joue à un R près. Mais un air de trop, un air de je-ne-sais-quoi nauséabond.

 

L’Epicerie ARTistique, « la seule épicerie du Pas de Caux où on ne nourrit pas les estomacs mais les émotions », a ouvert ses portes au public le 18 juin 2016 : « 18 juin », même la date n’a pas été choisie au hasard. Une date de résistance pour une association de résistance culturelle et créative.

 Dès la première permanence, le 19 juin, 56 personnes nous ont fait l’honneur de leur présence. J’ai compris que j’avais tapé dans le mille ! « Quelle belle idée que la vôtre ! … Merci d’avoir créé un tel lieu Ici … C’est courageux, mais vous avez bien fait ». J’ai vécu dans cette belle demeure des moments d’une grâce incroyable, des bulles de bienveillance. J’y ai reçu des tranches de vie sans fioriture. Chaque heure passée là-bas était une heure gagnée sur la douleur et la souffrance ; une heure de confiance et d’estime de soi reconstruite.

 

Nonobstant le caractère thérapeutique et social, depuis ce fameux « 18 juin », je subis un paradoxe : plus le public et les artistes présentés adhérent à l’association, au propre comme au figuré, moins les piliers qui avaient accepté de me suivre dans ce projet semblent le comprendre. Durant de nombreuses semaines, dans l’ombre des heures de fermeture au public, j’ai encaissé le mépris pour la « Chose Créée » exprimé par le noyau de l’équipe. Je l’ai encaissé parce que je savais que les bénévoles, le public et les artistes étaient au rendez-vous. Jusqu’au 11 novembre dernier (foutues dates militaires !), où une heure durant je me suis entendue reprocher ce qui constituait le cœur du projet, sa substantifique moelle : trop d’humanité, pas assez d’argent encaissé, trop d’intellectualisation, pas assez de concessions au consumérisme.

Tu parles d’un Armistice ! 

 

Je ne sais pas combien de fois dans votre vie vous vous êtes senti-es fiers-fières de ce que vous créiez ; pour moi, c’était la première. L’Epicerie m’a appris l’intime conviction, celle d’avoir fait le bon choix. Impossible à quantifier, encore moins à monnayer.

 

J’ai bien essayé de rappeler aux piliers de l’Epicerie les « fondamentaux » de ma recette. Mais rien n’y a fait.

Depuis, il paraît que que ma place n’est plus dans l’équipe. Mes aspirations personnelles ne seraient pas conformes au « beau projet » que j’ai imaginé. Difficile à entendre, encore plus difficile à comprendre.

 Alors que l’Epicerie ARtistique trouve sa place dans le paysage culturelle locale, qu’elle m’a donnée une place dans le paysage social, et ce en un temps records de cinq mois, et un état physique proche du naufrage, il faudrait maintenant que je consente à en changer les codes.

Difficile à entendre, encore plus difficile à comprendre.

Pourtant, j’ai démissionné. Une fois de plus.

En toute modestie, et toutes proportions gardées, toutes choses égales par ailleurs, je suis un peu la Jean-Pierre Chevènement de ma commune. Dès que la situation me paraît injuste, comme Miss France, je me casse.

 J’ai appris très tôt les vertus de la démission en me sauvant de l’enfer paternel à quinze ans. Avec les années, j’ai même développé une certaine expertise en la matière.

 A la fin des années 2000, j’étais des agents publics qui devaient expliquer aux agents hospitaliers que la direction des finances avait pris le pas sur les patients. J’ai même été interdite de réunions, interdite de communication avec les établissements dont j’assurais le suivi budgétaire parce que j’avais osé demander où se trouvaient les patients dans la fumeuse T2A,  celle qui a contraint les agents du service public hospitalier à transformer leurs actes, ceux qui sauvent, qui pansent et qui guérissent, par des actes rémunérateurs souvent déconnectés de la réalité sanitaire et médicale des patients. 

J’ai quitté l’Etat démissionnaire pour rejoindre la Territoriale (la fonction publique territoriale, celles des mairies, des conseils départementaux et régionaux) plus prometteuse d’ancrage dans la société. Malheureusement, les promesses n’engagent que celles et ceux qui y croient. J’ai beaucoup appris dans la Territoriale, mais pas comme je l’imaginais : j’y ai été contrainte de démissionner d’un mandat d’adjointe au maire pour conserver mon emploi ; j’y ai découvert les placards, pas ceux où sont stockés plus ou moins soigneusement les dossiers, mais ceux où se terrent les agents, les humains, dans la recherche d’une porte de sortie.

Le placard agit sur l’organisme comme une agression, impossible d’en saisir les effets tant qu’on ne les a pas vécus, intériorisés, somatisés. L’obscurité sociale du placard provoque un terrible sentiment d’injustice, croître la volonté de justice, naître la fierté de défendre sa place dans le système social, alors même que c’est lui qui vous maintient la tête sous l’eau. C’est du temps perdu.

 

J’ai réussi à m’extraire du placard en m’accrochant au radeau de la Méduse. Là encore j’ai beaucoup appris, mais pas ce que j’impatientais d’apprendre : j’ai appris qu’un « cadre était payer pour souffrir ! » ; j’y ai appris que rester enfermer sous la contrainte n’était pas une séquestration, mais un « moment d’échanges vifs dans un lieu clôt ». J’y ai même appris que les agents étaient interchangeables (si tu me prends untel, j’accepte que unetelle intègre mon équipe).  Alors qu’on attendait de moi que j’y joue le rôle de « nettoyeur » (« j’espère que vous aurez essuyé les traces de sang sur les murs avant mon arrivée », dixit une future directrice), j’ai fini par y assurer le rôle de Sainte-Rita, patronne des causes désespérées. Mais je ne suis pas croyante, alors, une nouvelle fois, je me suis sauvée.  Et bien sauvée grâce à une équipe bienveillante et soucieuse du bien collectif. C’est ce moment d’équilibre professionnel que mon corps a choisi pour me remettre … sa démission.

 Comme « à chaque chose malheur est bon », pour que mon corps consente à réintégrer l’équipe que Lui et moi formions, voilà dix-huit mois que je cède à toutes ses revendications : le repos forcé, les heures de douleur, la canne, les attèles, les traitements corrosifs, les électrodes, le regard désapprobateur, tout. C’est sans doute pour me remercier de ma bienveillance, que mon corps, grand seigneur, a accepté de me laisser jouer à l’épicière artistique de temps en temps.

 Mais j'ai rendu rendu les clés de la Maison Maurice Leblanc. Je pensais que partir suffirait à calmer les esprits locaux, esprits contrariés et contrariants. 

 

… « Il paraît que tu es allée trouver le maire de D. et que tu t’es vendue » …

 

C’était oublier qu’Ici, plus qu’Ailleurs, défendre ses idées se paye au prix fort des rumeurs et des calomnies. Parce que non contents de me déposséder du produit de ma créativité, les piliers de l’Epicerie ont choisi de salir le rôle que j’y ai joué. Tel un objet, un moyen, je me serais vendue parce que ... j’expose quelques photos et textes Ailleurs qu’Ici. Alors, non, je ne me suis pas vendue parce que je ne suis pas à vendre. Les seules parts de moi que je consens à vendre sont mes photos . Depuis le 19 novembre, je me suis même repliée dans une ancienne morgue pour me mettre à l’abris (expEAU, à Duclair).  

Paolo Coelho disait récemment dans une émission de France Inter (oui, je suis une vraie intello de gauche) que la société moderne s’était trouvée deux boucs émissaires : les artistes, toujours à contrecourant, et les femmes.

 

En tant que femme et artiste, je refuse de consacrer le temps laissé libre par la maladie à porter des idées auxquelles je n’adhère pas parce que j’ai l’intime conviction que ces idées "déshonorent la cause que nous croyons servir" (après Chevènement, je préfère clore en citant Badinter). Pourquoi serait-ce présomptueux de vouloir offrir du beau et du bon à "des gens" qui ne savent même pas qu’ils ont le droit de les recevoir sans les consommer ? 

 J’espère me tromper. J’espère que l’Epicerie ARTistique poursuivra sa route vers « l’intelligence émotionnelle, sociale, la capacité d’attention à l’Autre, de ressentir et de partager les intentions et les émotions de l’Autre ».

 

Et j’espère surtout que la rumeur villageoise va me tenir à l’écart de son rouleau con-presseur. 

 A bientôt !   

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Guillaume C (jeudi, 08 décembre 2016)

    Je suis trop bien élevé pour laisser libre cours à ce que je ressens suite à cette lecture...
    Reste une grande tristesse de voir ce genre d'incompréhension et de détournement de belles idées existent aussi à ce niveau là, non pas que je minimise l'Idée et l'Action, mais voir qu'une volonté de partage, de rencontre pour tous et par tous doivent en être réduit à de basses valeurs pécuniaires me rends malade.