Baisser les yeux

"Baisser les yeux" est souvent un acte contraint. Certains parents acculés par le manque d'arguments, intiment à leur progéniture l'ordre de "baisser les yeux". Comme s'il suffisait de ne plus croiser le regard de l'Insolent-e pour s'en sortir la tête haute. 

On ne risque pourtant pas grand chose à baisser les yeux sur le sol bienfaiteur, la biodiversité nourricière et l'eau salvatrice.

Je m'emballe parce que j'ai la chance de pouvoir quotidiennement baisser les yeux dans une commune où tout invite à prendre de la hauteur : Jumièges - Normandie - France. 

 

 

J'aborde les modalités pratiques tout de suite : je ne suis pas sponsorisée par le Département de Seine-Maritime, la Métropole Rouen-Normandie, ni même par la Municipalité. J'ai tout simplement coulé mon ancre dans le béton sur l'emplacement de l'ancien port de Jumièges.

 

La navigation sur cette partie des Boucles de la Seine est capricieuse. Les Natifs aussi. Mais c'est parce qu'on ne vit pas "à" Jumièges, on "est de" Jumièges, ou, on ne l'est pas. Pour employer une paraphrase aujourd'hui plus insupportable qu'hier : "Jumièges, tu l'aimes, ou tu la quittes".

Un Jumiégeois m'a dit un jour : "Jumièges, c'est une Matrice, au sens gynécologique du terme. Tu vois ? L'organe du système reproducteur féminin dans lequel se développe le fœtus". Oui, je voyais bien, puisque ça, contrairement aux couilles (c'est pour celles et ceux qui me lisent depuis le récent début du blog), j'en ai un organe ... féminin. Je voyais bien, mais pourtant je ne comprenais pas. Parce que je suis née Ailleurs. Ô pas bien loin. A 7 km par la Départementale. Mais pour Jumièges, c'est Ailleurs, donc déjà loin.

 

J'ai compris la Matrice trois ans plus tard, quand un agent immobilier m'y a fait pénétrer pour visiter ce qui était encore un affreux blockhaus dans un champs rempli de barbelés. Au téléphone, le sympathique et néanmoins agent m'avait dit quelques jours plus tôt  : "Mme S., je l'ai trouvée, la Maison. C'est elle. Elle vous ressemble". Quand ce jour de fin octobre 2004, je suis arrivée en voiture sous la pluie battante et que j'ai vu le blockhaus, j'étais effrayée : "Parce qu'il pense qu'on ressemble à ça ! Quel connard ! ".  La colère est  retombée quand je suis allée sur la terrasse. J'ai compris : en jetant l'ancre ici, je pourrais chaque jour dévorer du regard la fameuse Matrice.  Parce que j'ai vraiment de la chance : j'ai un "pavillon économique et social" comme on le dénommait en 1965. Un cube, si vous préférez, mais un cube surélevée qui donne du relief à la Matrice. 

 

"Alors ?" me direz-vous (me diriez-vous plus exactement si c'était une conversation) : c'est quoi la Matrice ?

A l'Ouest, les Gardiennes de la Seine, les Falaises marquent "l'aut'coté d'l'iau" ! Vous voyez Ailleurs ?  "De l'autre côté de l'eau" (je suis métisse Cauchoise-Brayonne, ça aide pour traduire), pour Ici c'est carrément Après Ailleurs. Pour les Ailleurois-es, l'autre côté de l'eau, c'est la rive gauche.

 

A l'Est, la forêt forme pour les fœtus un épais duvet, rempart contre les va-et-vient des Ailleurois-es  car deux artères routières alimentent la Matrice : la Départementale qui déversent son flot d'Ailleurois-es pressés ; le Halage, le bord de Seine où ruissellent paisiblement les Ailleurois-es bucoliques.

 

Le cordon ombilical de la Matrice, qui fait aussi très bien fonction de phare pour les âmes égarées les jours de brouillard (et ils sont pléthores ici) c'est :  l'Abbaye "de" Jumièges.

Parce qu'elle en est "de" Jumièges. Et depuis bien plus longtemps que les quatre familles historiques "de" Jumièges n'y ont vécus. Les "gens de Jumièges" entretiennent un rapport enfantin avec l'Abbaye : ils ne voient pas "ce'quon peut bien y trouver, au tas de ruines". Tout ce qu'Elle fait n'est jamais bien. Mais ils sont les premiers à La chercher du regard quand ils rentrent dans la commune, pour s'assurer qu'ils sont bien arrivés chez eux. J'le sais parce que je le fais à chaque retour. C'est devenu un réflex. Plus que de l'acquis, ça m'est devenu inné.

C'est vrai que le "tas de ruines" se la pète un peu. Mais elle a de quoi la "Carrière" (et oui, les belles pierres qui ont permis de construire les belles demeures de Jumièges au XIXème siècle, ne sont pas tombées du ciel). Pour une "ruine", elle est encore très bien conservée. Son effet est garanti.

Elle permet également à la Matrice de s'alimenter en Ailleurois-es. Et si vous acceptez de baisser les yeux à Jumièges, sans contrainte, vous verrez qu'on y trouve aussi les traces d'un Ailleurs bien heureusement pas si lointain  :  une maison coupée en deux par les eaux, des méduses, des arbres qui embrassent des fleurs, et même la Tour Eiffel.

Mais Vu de ma fenêtre, bien entendu ! A jeudi prochain.

 

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Commentaires: 1
  • #1

    François (jeudi, 17 décembre 2015 17:46)

    Que de belles prises de vues et texte ! qui nous changent du tracas du quotidien
    Continuez à nous faire "glisser" sur l'eau ! et pour ne rien vous cacher vivement que l'on puisse
    voir celles à venir de "gouttes à gouttes"
    Bravo encore !
    A jeudi prochain