Mémoire

Le réveil avait été difficile ce vendredi-là. Elle avait mal dormi. Ou plutôt, Elle avait mal rêvé. Un homme avait appelé au secours dans son sommeil. Il disait qu'il allait mourir. Elle n'arrivait pas à l'aider.

Sortie du comas des rêves, Elle avait tout de suite penser à J., parce qu'il n'allait pas bien. Mais un simple appel avait suffi pour lever le doute : J. n'allait pas bien, oui, mais il partait se soigner. Elle avait été rassurée.

Pas longtemps.

Vers 10h30, son portable a affiché le prénom de la sœur d'E.

ça n'était pas dans ses habitudes d'appeler un jour de travail.

Alors Elle a compris. Elle s'était trompée de lettre dans l'alphabet : c'est E., et pas J., qui s'était "donné la mort".

Tu parles d'un cadeau !

Faut dire qu'il l'avait voulu son cadeau ! Et faut pas la provoquer trop longtemps, la mort. C'est pas une rigolote. A force de lui tourner autour, E. avait fini par la trouver.

"Tout le monde" savait depuis 15 ans que ça finirait comme ça.

Elle n'était pas la seule à le savoir, évidemment. Le savoir, le prévoir, c'est pas si compliqué en réalité, parce que justement, ça n'est pas réel. Mais, quand la réalité s'impose, c'est moins drôle. 

Elle et E. ne se voyaient plus depuis longtemps. Ils se croisaient, mais ne se voyaient plus. Elle le refusait. Parce qu'Elle avait peur d'E. Peur de ce qu'il était devenu. Peur ce qu'il avait été. Peur de ce qu'il ne serait plus.

"Pourquoi t'as fait ça ? Imbécile!" avait été sa première réaction quand Elle avait compris sa mort. 

Puis tout de suite après, parce qu'Elle savait que l'homme qu'E. donnait à voir depuis 15 ans n'avait pas toujours été comme "ça", elle a voulu écrire. Mais pas écrire pour E. Non puisqu'E. était mort. Les morts ne savent pas lire.

Écrire pour dire ce qu'E. avait été. Ecrire pour ses Enfants, pour ses sœurs, pour qu'on garde de lui le meilleur, pas la lie.

Elle ne croyait en aucun dieu, mais E. oui. Alors, Elle a demandé à lire son texte à l'église. Par respect.

 

Comme Elle et E. s'étaient aimés au-delà du raisonnable, Elle a été traitée en veuve. Et Elle, Elle a joué sans résister le rôle de veuve. Comme si enfin cette drôle d'histoire devenait légitime. Parce que rien n'avait été légitimé avant. Rien.

Et pourtant, tout avait été vécu.

Le jour tant redouté de l'après décès a été encore plus surréaliste que prévu. Mais Elle s'en moquait. Elle avait sa place près d'E. parce que, disaient les Autres, Elle l'avait vu comme personne ne l'avait regardé.

Elle n'avait aucun mérite : E. avait été le premier à lui tendre la main, à Elle. Le premier à lui montrer qu'Elle était "aimable" = possible à aimer. ça ne s'oublie pas.

Et maintenant qu'E. était mort, il n'était plus nécessaire de garder en mémoire le pire du pire.

Le dimanche matin qui a suivi l'annonce, le soleil était magnifique, resplendissant, arrogant. Elle a reçu ce soleil comme un message d'E. : "tout va bien pour moi maintenant, à toi d'avancer". Comme dans les films. Mais rien n'était surjoué. Il faut bien que les scénaristes puisent leur inspiration quelque part !

Alors, Elle a ENCORE fait ce qu'Elle faisait le mieux à l'époque : donner des consignes, pour la tenue (décontracté, mais pas trop, et puis surtout, l'écharpe, c'est important, l'écharpe), pour les fleurs (des freesias, surtout, qu'il ait ses freesias), pour sa dernière eau de toilette (Bel Ami, ça ne pouvait être que Bel Ami d'H.).  Et la musique pour la bénédiction, pour la crémation. Comme si Elle était Sa veuve. Alors va pour Bob Marley au crematorium ! Va pour une poignée de cendres planquée dans un paquet de clopes parce que quand même "E. va pas finir tout seul comme un con dans une tulipe pour cendres, merde ! Et puis c'était un ours sauvage. Il n'aimerait pas être là, avec tout le monde". Même si Elle ne l'aimait plus depuis longtemps, Elle lui devait bien ça.

 

Deux ans après, E. n'est plus là. Pourtant Elle sait qu'E. a vraiment existé, parce que ses enfants sont là, et BIENS, là.

Parce que le petit paquet de cendres est là aussi. Mais ce ne sont que des cendres. Rien de plus.

A jeudi prochain.

 

Écrire commentaire

Commentaires: 0